Avec Quitter la nuit, son premier long métrage, Delphine Girard s’interroge sur l’après. Que se passe-t-il après un viol? Comment accompagne-t-on la victime? Quel chemin suit l’agresseur? Quel peut être le rôle des témoins, et quelle place la justice fait-elle à chacun·e? Et surtout, comment sortir de l’ombre pour retrouver la lumière, que ce soit celle de la vie ou de la vérité.
Tout commence une nuit, dans la tension d’un habitacle de voiture qui file à tout allure sur une route déserte. A l’intérieur, un homme, de dos, et une femme. Elle est au téléphone. Elle appelle sa soeur. C’est en tous cas ce qu’elle fait croire à l’homme, alors qu’elle passe un appel d’urgence à la police, tentant de faire comprendre à mots couverts qu’elle vient de se faire violer, et se sent en danger. Cette introduction constituait déjà le coeur du précédent film de Delphine Girard, Une soeur, en lice pour l’Oscar du Meilleur court métrage en 2020.
Flashforward au commissariat. L’interrogatoire est comme une deuxième agression, ne laissant aucun répit à la victime. Aly n’est pas la bonne victime. Elle est joyeuse, elle sort, s’amuse, elle aborde des garçons, et même, elle accepte d’aller boire un dernier verre. Quand elle choisit de témoigner, elle se rebelle contre la lourdeur du processus judiciaire, qui inlassablement repose les mêmes questions, la soumet à des examens, toujours plus d’examens, nouvelles violations de son intimité. Sa parole est mise en doute, constamment. « Moi je vous crois, mais pour la justice, c’est pas tangible. »
Delphine Girard explore la façon dont la société traite collectivement et individuellement la question du viol. Quelles suites pour les victimes, quelle suites pour les agresseurs? Dans quel contexte et quelle temporalité s’inscrit l’après? Le temps de la justice, qui tourne au ralenti, ne peut pas être celui d’une reconstruction. Il laisse en suspens la reconnaissance du crime, la validation de la parole aussi, empêchant la victime d’être reconnue dans son traumatisme.
La réalisatrice retrouve le trio de personnages d’Une soeur, et ses trois interprètes. Selma Alaoui incarne Aly, jeune femme libre et enthousiaste, qui tente vaille que vaille de surmonter un statut de victime qu’elle se refuse d’endosser. Veerle Baetens est Anna, l’opératrice qui voit sa vie bousculée par un coup de fil nocturne, obsédée par le devenir de cette femme, encore une, victime de viol, puis du dédale institutionnel qui s’en suit. Guillaume Duhesme enfin est Dary, l’homme, celui qui a violé, et dont l’image de bon fils et de bon voisin ne peut coïncider avec l’agresseur. Celui aussi qui a tout intérêt à se taire.
Le récit tisse ces trois lignes narratives, qui se croisent et se décroisent. Il réunit deux protagonistes que l’on voit rarement placés au même plan dans une fiction, la femme violée, et le violeur. Si l’empathie, forcément, tend vers Aly, on comprend vite que la parole de Dary va être déterminante. Que tant que lui ne pose pas les mots sur les faits, Aly se débattra dans une toile d’araignée étouffante. Pour la justice, c’est son histoire qu’on interroge, son honnêteté, sa moralité. Sa possible culpabilité que l’on scrute. Elle n’est pas la bonne victime, ni dans son récit, ni dans son refus d’obtempérer aux exigences de l’enquête. Elle devient malgré elle responsable de protéger les autres femmes d’un possible prédateur en réussissant son procès, et doit apprendre la patience pour appréhender le temps long de la justice, en vue d’une possible réparation. Mais quelle réparation, se demande-t-elle?
En parallèle, on voit évoluer Dary, qui perd d’abord pied et retourne chez sa mère, très beau personnage en retrait dont on sent toute la douleur face au drame, interprétée par Anne Dorval, avant de rebondir. Dary va devoir faire face à la vérité, pas seulement la sienne, une confrontation avec le réel qui prendra du temps. Anna enfin est profondément touchée par l’histoire d’une autre, elle ne résout pas à ne plus en faire partie, à se contenter de la froide réponse institutionnelle. Son parcours apporte contrepoint et recul, avant de rejoindre une trajectoire de sororité auprès d’Aly, dans une respiration bienvenue.
Film mosaïque, Quitter la nuit explore à travers ces destins particuliers la façon dont nous interrogeons encore et toujours la responsabilité des victimes souvent avant de s’interroger sur celle des agresseurs, et la façon dont les violences sexuelles, loin d’être de simples évènements traumatiques à un moment T, s’inscrivent dans un temps long, et transforment la vie des victimes, et dans une moindre mesure, celle des agresseurs. Il faut du courage, aussi, pour faire parler les agresseurs, car c’est surement de ce côté que la parole doit encore être libérée.