Le chant des hommes : combat pour la dignité

Il ne se passe pas un jour sans que le dossier des Migrants ne fasse la Une des médias d’information. Le plus souvent on n’y traite que des réactions effrayées des autochtones ou on nous livre sans sourciller le décompte des hommes, femmes et enfants décédés en une seule journée en essayant de traverser la mer, échouées sur les côtes méridionales de l’Europe.

Sans surprise, le cinéma n’hésite pas à s’emparer de ce sujet compliqué et grave. On a encore tous en mémoire, le très poignant Illégal d‘Olivier Masset-Depasse qui montrait le combat d’une mère russe assignée dans un camp sordide par la justice belge (formidable Anne Coesens qui remporta le premier Magritte de la meilleure actrice pour sa composition saisissante).
Tout récemment, trois longs métrages belges se sont penchés sur ce brûlant sujet d’actualité, chacun avec son point de vue et des intentions artistiques radicales et personnelles.

 

En adaptant un roman de 2003, Problemski Hotel nous montre une situation qui ne cadre pas vraiment avec la réalité actuelle, encore plus préoccupante. On y suit quelques réfugiés qui tentent d’obtenir des papiers belges, hébergés dans un centre presque désertique. Le ton est surréaliste, kafkaïen, l’humour est très présent parsemé de quelques séquences virulentes qui agissent comme des contrepoints vénéneux, surprenants.

Sous couvert de récit de science-fiction, Fallow nous parle d’une Europe, elle-même en proie au déluge (climatique ? économique ?) et de personnes qui rêvent d’échapper à ce désastre humanitaire en trouvant un bateau vers le Nord. En partie filmé à Calais, Fallow qui manque sans doute d’une vraie tension narrative nous plonge néanmoins dans une désespérance très actuelle que beaucoup préfèrent ignorer. En renversant les points de vue, le réalisateur tente de nous impliquer et de provoquer chez nous une réflexion salvatrice.

 

Le troisième long métrage, Le chant des hommes, sortira chez nous le 3 février. Contrairement à Sobre Las Brasas, le nouveau projet commun de Bénédicte Liénard et Mary Jiménez n’est pas un documentaire. Bien que sa facture y ressemble, c’est une fiction revendiquée. Dans les faits, le curseur est plutôt entre les deux pôles, pas si antagonistes.

Le chant des hommes raconte la vie d’une centaine de réfugiés réunis dans une église qui entament une grève de la faim dans l’espoir d’impressionner les médias et l’opinion publique pour, in fine, recevoir des papiers du gouvernement belge.

 

Ici, ils se nomment Moktar, Najat, Joseph, Gernaz, Duraid, Hayder, Kader, Esma… Ils ont fui la Syrie, l’Irak, l’Iran, le Congo, le Maroc, le Niger… Le décompte des jours commence et rythme le film; l’épreuve de force a débuté.
À l’intérieur, Kader (le président) a pris la tête du combat, mais va-et-vient, secret, pas toujours très clair. Esma organise la vie de cette communauté qu’elle porte à bras-le-corps.
La fatigue s’accroît, les tensions affleurent.  Mais les liens se tissent et se renforcent. Entre trahisons et fraternité, le groupe va devoir se mettre à l’épreuve. Et faire face.

 

Le parti-pris est clair : les réalisatrices se focalisent sur et uniquement sur la petite troupe. Avec leur excellent chef opérateur Hichame Allouié (deux Magritte consécutifs en 2013 et 2014), elles multiplient les gros plans qui suscitent chez le spectateur une empathie rapide pour ces personnages qu’on apprend à identifier très vite alors qu’ils sont campés par des comédiens qu’on ne connaît pas beaucoup ici. Sam Louwyck excepté, bien sûr.

 

 

 

Sam incarné le curé de la paroisse, un homme digne et rationnel qui n’hésite pas à soutenir l’action, mais fixe d’emblée les limites de son investissement : « je suis là pour vous aider à vivre, pas pour vous aider à mourir ».

Dans ce (quasi) huis clos, il est le seul autochtone auquel les spectateurs sont confrontés pendant la plus grande partie du film. Quatre autres séquences impliquent des Belges : une intervention de la croix rouge, une concentration de policiers qui se préparent à faire évacuer l’église, mais surtout la visite de l’insupportable ministre et de son staff caricatural et le discours bobo presque final où l’héroïne va prouver qu’au-delà de l’action, c’est la force de l’image qui prime aujourd’hui.

 

 

À part le prêtre, les Belges que nous croisons sont donc d’insupportables tyrans ou des bouffons ridicules. C’est le principal reproche de fond qu’on pourrait adresser aux réalisatrices qui ont évacué l’autre pan de la véritable occupation de l’église Saint-Boniface en 2005 qui sert de trame au récit : des dizaines de Belges apportaient un soutien quotidien aux Migrants. Ici, quand les personnages sortent de l’église, on n’y voit personne, comme si les immigrés étaient totalement hors du monde, sur une île déserte, abandonnés de tous.

 

 

Ce choix posé, les réalisatrices réussissent leur pari de nous immerger dans la petite communauté qui se crée et s’organise pendant cette grève, une communauté disparate de prime abord, mais concentrée sur un même objectif. Une communauté avec ses tensions (beaucoup essaient d’abord de sauver leur peau, certains tentent de tromper les autres) et son racisme parfois assez violent (on est toujours « l’étranger » d’un autre).

 

Pour réussir ce pari, les réalisatrices peuvent compter sur une jolie brochette d’acteurs formidables, professionnels ou pas. En tête, deux comédiens charismatiques follement attachants : Assaâd Bouab, un acteur franco-marocain révélé par Laïla Marrakchi dans son film Marock qui a depuis collaboré avec Rachid Bouchareb et Werner Herzog et Maryam Zaree, comédienne allemande d’origine iranienne, révélée avec son interprétation dans Shahada de Burhan Qurbani lors des Festivals de Berlin et de Gand.

 

 

La musique de Catherine Graindorge est aussi remarquable.

 

Déjà couronné par le prix 2015 de la SACD, le Chant des hommes est une œuvre salutaire, superbement maîtrisée, qui nous plonge de l’autre côté du mur médiatique, dans la réalité de gens qui n’ont plus rien à perdre parce qu’ils n’ont plus rien.

Sera-ce suffisant pour leur permettre d’obtenir ce qu’ils veulent ?

 

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