Sur le tournage de… « Têtes brûlées »

Photo: Nohad Sammari

Retour sur le tournage de Têtes brûlées, premier long métrage de la jeune cinéaste bruxelloise Maja-Ajmia Yde Zellama, produit par Nabil Ben Yadir et Marc Goyens. 

Mardi 6 mars 2024. Dans une rue tranquille d’Anderlecht, un petit groupe se rend le sourire aux lèvres au café du coin, s’enthousiasmant sur les plans tournés dans la matinée. C’est la pause-déjeuner pour l’équipe de Têtes brûlées, premier long métrage de Maja-Ajmia Yde Zellama, une histoire de famille, et bien plus encore, réalisée dans un esprit de famille. Autour de la table, tout le monde prend soin de Safa, qui joue Eya, la jeune héroïne du film, comme d’une petit soeur, d’une fille ou d’une nièce. Un peu plus loin, le père de la cinéaste nous accueille, veillant au confort de chacun et chacune. Il joue d’ailleurs dans le film de sa fille, une première pour lui.

Alors que tout le monde déjeune joyeusement, on s’isole dans les coulisses avec Maja Ajmia Yde Zellama, pour en savoir un peu plus sur les origines de ce film, et ce qui l’anime aujourd’hui. « En fait, je ne suis même pas sûre d’avoir moi-même décidé que ce serait celui-là, mon premier long métrage, nous explique la jeune femme. Ce qui s’est passé, c’est que j’avais réalisé et autoproduit un court métrage,  qui racontait l’histoire d’une petite fille de 12 ans confrontée à la mort de son frère, et qui vivait son deuil entourée des amis de son aîné. Le film était très concentré sur elle, mais aussi sur les différentes émotions qui traversaient ces jeunes garçons touchés par le deuil. Le film n’a pas fait beaucoup de festivals, mais il a beaucoup tourné dans les associations, les écoles. J’ai fait beaucoup de rencontres incroyables avec des jeunes, où on a parlé deuil, foi, masculinité… » 

L’aventure aurait pu en rester là, elle aurait déjà été très belle. Mais un jour, une drôle de rencontre va changer la trajectoire de ces perosnnages. « Il y a 2 ou 3 ans, mon chemin croise celui de Nabil Ben Yadir, à l’occasion d’un atelier d’écriture que j’organisais. Bon, Les Barons, c’est un film institutionnel dans ma famille, on connaît les répliques par coeur. Je savais qu’il était Bruxellois, on n’est quand même pas 1000 réalisateurices d’origine maghrébine, et pourtant je ne savais même pas à quoi il ressemblait! Bref, quand je le rencontre, j’ai un tout autre projet de film en tête, mais il jette un oeil à mon court, et me recontacte, et il me dit: « Ton court métrage, je vais le produire en long. » Je ne m’y attendais pas du tout, et en même temps, ça semblait presque logique! Il y avait plein de couches de l’histoire à déployer. »

Maja se lance alors dans l’écriture, qui a été « assez vite », qui se fait « dans une sorte d’urgence ». Le film est produit par Nabil Ben Yadir et Marc Goyens, il obtient rapidement le soutien du fonds flamand, puis du fonds francophone, tout doit se mettre en place, en fonction des réalités du budget, et du plateau, ce qui ne se fait pas forcément sans surprises.

Maja Ajmia Yde Zellama – Photo: Nohad Sammari

Le casting notamment se révèle plein de défis. Il faut dire que c’est l’une des spécialités de la réalisatrice, qui a fondé E19, une agence de casting inclusive avec des camarades directrices de casting. N’empêche qu’elle est tellement impliquée dans le processus, qu’avec Mary Mc Court, elles passent presque 10 mois à boucler le dossier. La plupart des comédien·nes du film sont non professionnel·les, c’est donc un dispositif particulier, qui fait que chaque rencontre est « très intense, souvent ce sont des récits de vie, des pleurs, des rigolades, ça ne se fait pas en un quart d’heure, » se souvient-elle.

Tous ces nouveaux visages, Maja-Ajmia Yde Zellama les a rassemblés avec l’envie de raconter « une histoire hyper moderne, qui illustre ce que ça peut représenter d’être jeune à Bruxelles aujourd’hui, de plein de manières différentes, dans une communauté bien précise, et dans une certaine classe sociale. » Elle a conscience que son profil est rare dans le milieu du cinéma belge: « j’ai conscience d’être assez « vendeuse », comme un exemple, une francophone qui a étudié en flamand, issue d’un couple mixte, moitié danoise moitié tunisienne, musulmane mais je porte pas le voile. Sauf que le film a une vraie dimension spirituelle, et ça peut dérouter. Ca parle d’Islam, et on va dire que c’est pas la religion la plus à la mode en se moment… »

Mais comment se déploie le récit? « C’est l’histoire d’une famille tunisienne qui vit à Bruxelles. Il y a trois enfants. L’aîné, Ilhem, est mariée, elle est enceinte de 7 mois. Il y a le grand frère Younés, et la petite dernière, Eya, a 12 ans. Elle a une relation très complice et très fusionnelle avec son grand frère. Mais lui est vu par la société, et même par ses parents comme un moins-que-rien, il n’est valorisé ni par un diplôme, ni par un travail, ni par une passion. Il ne fait pas grand chose dans la vie à part trainer avec ses potes, un peu trop boire, un peu trop fumer, un peu trop faire la fête. Mais il ne fait rien de mal. Il est juste un peu perdu. Mais Eya ne pose pas ce regard sur son frère, elle voit une personne intelligente, vive d’esprit, drôle, il est beau, il la réconforte, il la couvre de cadeaux. Elle se sent comprise à 100% par lui, parce qu’il la considère comme une adulte. Et même si lui adore son côté enfantin et sa naïveté, il est bluffé par son intelligence et son éloquence. Malgré leur différence d’âge, ils s’apportent beaucoup mutuellement. C’est un modèle pour elle, elle passe beaucoup de temps avec lui et ses amis, qui sont une vraie famille pour elle. Très tôt dans le film, Younès perd la vie dans un contexte assez vague. Pour Eya, c’est le pire scénario possible, la mort de son frère. Comment survivre au drame de sa vie? Surtout quand les adultes autour de toi vivent la même chose, quand ils ne peuvent pas être forts à ta place? »

Le deuil, celui d’Eya d’abord. « Si tout le monde vit le deuil de façon différente, tout le monde le vit de façon très intense. Eya va devoir retrouver ses repères toute seule. A travers les amis de son frère, qui s’attache à elle comme à une héritière. A travers sa créativité. Et à travers la foi, même si au début, c’est la colère qui l’emporte, elle va trouver la résilience en passant par l’acceptation. » 

Mais c’est aussi le deuil d’une communauté: « C’est aussi un film qui met en lumière la façon dont on vit un deuil dans la communauté maghrébine, notamment comment la maison est tout le temps ouverte, comment chaque membre de la communauté fait tout pour alléger le plus possible la douleur de la famille. J’ai beaucoup dit que mon film parlait de deuil, mais en fait, il parle surtout de résilience, comment on sort de situations difficiles avec encore plus de force et d’amour. »

Le deuil enfin est aussi un espace et un moment où la masculinité peut s’affranchir de certains diktats: « Il y a beaucoup d’hommes autour d’Eya, et on voit comment ils réagissent à leur peine, et comment les injonctions de la société font que ça peut être dur pour les hommes de vivre leur émotion. Or le deuil, c’est peut-être le seul endroit où les hommes hétéro peuvent vivre ouvertement leurs émotions. »

Le chef opérateur Grimm Vanderkerckhove – Photo: Nohad Sammari

Ce qui ressort, finalement, c’est que « le deuil est aussi un moment de sociabilité. » La sociabilité, c’est aussi un enjeu au travail pour Maja, qui se réjouit du talent de son équipe, à commencer par la petite Safa, qui est de toutes les scènes, ou par son chef opérateur, Grimm Vanderkerckhove, le directeur photo de Bas Devos, une inspiration. Quand on lui demande quel est pour elle le plus grand défi sur ce tournage, à quelques jours de la fin, elle réfléchit une minute, avant de se confier: « Je veux faire le meilleur film possible, évidemment, mais je ne fais pas un film que pour le résultat final, c’est très important aussi pour moi que les gens se sentent bien sur le plateau. Je sais bien que je dois un peu lâcher prise, que je ne dois pas tout arrêter parce que deux personnes ne s’entendent pas sur le plateau mais… Même si ça peut paraître un peu con, je voudrais qu’à la fin, tout le monde s’aime. Que le plateau soit un lieu bienveillant, où tout le monde se sent bien, même si le travail en lui-même peut être dur. La façon dont on fait les films, ça compte aussi. » Et en jetant un oeil à la table du déjeuner, en repartant, à l’ambiance qui y règne, on se dit que ça a l’air tout aussi important pour tous les membres de l’équipe de Têtes brulées

 

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