Visite éclair sur le tournage d’Inexorable, le dernier film de Fabrice du Welz, actuellement en cours du côté de Libin, avec Benoît Poelvoorde, Mélanie Doutey et Alba Bellugi.
Mardi 28 juillet 2020. Rendez-vous au Château de Roumont, à quelques kilomètres de Libin, sur le plateau d’Inexorable, le nouveau long métrage de Fabrice du Welz. L’équipe s’affaire dans ce décor magistral et spectaculaire depuis près de trois semaines. Premier tournage post-Covid à avoir repris, il est servi avec enthousiasme et efficacité par la (joyeuse) armée des masques. La référente Covid prend la température de tous ceux qui débarque sur le set, les flacons de gel hydroalcoolique sont dispersés aux quatre coins de la somptueuse demeure, et chacun·e est prié·e de garder sa gourde, ça tombe bien, la planète leur dira merci.
Inexorable devait se tourner au printemps dernier. Confinement oblige, le film a dû être reporté, au grand désespoir, mêlé d’agacement du réalisateur, qui se confiait il y a quelques semaines encore sur sa colère. Mais aujourd’hui, la frustration relève de l’histoire ancienne. Sur le plateau, l’ambiance est studieuse mais légère. Aujourd’hui s’enchaînent les plans plutôt techniques, avec machinerie et précision, comme cette scène où Alba Bellugi (l’une des héroïnes de la série belge Netflix Into the Night), la jeune Janaïna Halloy, et Tengo, majestueux Berger blanc, sortent du château pour grimper dans une voiture. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. C’est une mécanique de précision, qui tourne comme sur les roulettes du travelling sur lequel est installé Manu Dacosse, chef opérateur fétiche du réalisateur, qui retrouve ici le plaisir de tourner en pellicule.
Malgré la concentration palpable de chacun·e, l’atmosphère est détendue. « Hey, les gars, c’est un peu les vacances aujourd’hui, Benoît n’est pas là », apostrophe Fabrice du Welz. Benoît, c’est Benoît Poelvoorde bien sûr. Les deux hommes se sont longuement croisés il y a deux étés sur le tournage d’Adoration. Le comédien belge y incarnait Hinkel, anti-héros fatigué et taciturne, à mille lieux de la figure publique de l’acteur. Dans Inexorable, il est Marcel Bellmer, écrivain torturé, auteur d’un seul roman à succès, marié à une héritière ambitieuse (incarnée par Mélanie Doutey) qui mène d’une main de fer sa maison d’édition, et qui va sortir de route en croisant le chemin de la mystérieuse Gloria (Alba Bellugi) jeune femme mystérieuse aux troubles desseins. Aussi haut en verbe et en couleur qu’on peut l’imaginer, le comédien laisse une empreinte forte sur le tournage.
Mais pour l’heure, tout le monde scrute le ciel, attendant que les quelques nuages épars qui assombrissent la scène se retirent pour enchainer les plans…
Une heure plus tôt, à quelques kilomètres de là, on croise Fabrice du Welz dans le salon de l’hôtel aux allures de camp d’été qui héberge l’équipe. Il nous accorde de précieuses minutes pour parler de ce projet tant attendu, qui marque un tournant dans sa carrière. Rencontre…
Bonjour Fabrice, merci de nous accorder quelques minutes pour parler du film.
C’est difficile d’en parler maintenant, je suis en phase de construction. Mais je peux déjà dire que ce seront des portraits troubles. Très, très troubles.
Inexorable, c’est l’histoire de qui?
C’est l’histoire de Marcel, un écrivain qui a épousé une fille, l’héritière d’un grand éditeur, qui vient de mourir. Elle reprend le domaine familial, et la maison d’édition. Il a écrit un roman, au tout début de leur relation, Inexorable, qui a connu un grand succès de librairie. Mais depuis il est dans une impasse terrible. C’est un homme tourmenté, un homme rongé. Arrive une jeune femme, Gloria, qui va s’introduire dans la maison d’une manière assez étonnante, et révéler toutes les fêlures, tous les tourments, tous les mensonges de cet homme, de ce couple, de cette famille.
C’est un film qui me demande énormément d’attention car c’est un thriller, un film noir, très noir. Presque un film de home invasion, comme dans les années 80, avec une attention particulière portée à l’incarnation des personnages, et à leurs tourments.
C’est à l’opposé de ce que j’ai pu faire sur Adoration, qui est plus un film d’errance, un geste poétique, très lié au personnage du jeune Paul, d’une grande innocence et d’une grande fébrilité.
Ici on est dans quelque chose de beaucoup plus structuré, plus mis en scène. Après, je dis ça, mais on verra bien comment les choses se cristalliseront. En tous les cas, il y a une volonté de faire quelque chose de plus droit, de plus solide, de plus incarné, tout en plongeant dans les tréfonds d’un couple et de ses mensonges.
Pourquoi vous tourner vers le huis clos, c’est en réaction aux grands espaces de votre trilogie ardennaise (Calvaire, Alleluia, Adoration)?
Effectivement, cette forme de huis clos, empreinte d’une certaine théâtralité, me permet beaucoup de choses. C’est un autre exercice, presque un exercice de composition, beaucoup plus dramaturgique, qui me demande énormément d’attention, d’autant que tout change tout le temps, il y a une mutation des lieux (la maison est en rénovation), une mutation des personnages, une mutation des blessures. Il y a énormément de choses qui évoluent, dans un espace clos, mais gigantesque!
Je sais pas comment l’expliquer, mais ce qui est certain, c’est que je fais toujours un film en opposition au précédent.
Ce film est beaucoup ancré plus dans une réalité sociale que mes films précédents. Il y a presque une dimension chabrolienne, on est dans la haute haute bourgeoisie, avec ses codes, avec les fantômes du passé. C’est de nouveau à la croisée de beaucoup de chemins, le film de fantôme, le film noir, le film social à la Chabrol, des choses qui constituent ma propre cinéphilie, mais au-delà de ça, les personnages sont au centre de tout.
Et il y a ce personnage de Marcel, incarné par Benoît, et là je pense que les gens risquent d’être surpris… Il est à vif.
Comment vous avez inventé ensemble ce personnage?
Avec Benoît, c’est comme un pacte. Moi je ne l’emmerde pas avec des considérations vaseuses, je ne lui parle pas pendant des plombes du personnage… Sur le tournage, je découvre chaque jour un peu plus le personnage avec lui. Il amène beaucoup, il a un talent d’improvisation incroyable. Là, il a décidé de s’abandonner à moi, au personnage. Sans aucune réserve, sans aucune pudeur, il donne tout. Je joue avec ce qu’il est, sa personnalité, j’affronte ses démons, j’affronte les miens, c’est parfois un peu tonique, mais je crois qu’il y a quelque chose dans nos énergies qui se rencontre, se complète. Le pacte c’est ça. Il s’offre, il donne, et moi je le prends comme il est.
Un personnage d’écrivain et de créateur, c’est une chambre d’écho?
Le personnage de l’écrivain au cinéma, c’est presque un cliché, je marche un peu sur des oeufs. Mais là il est tellement différent… Je peux pas trop en dire, il y a beaucoup de choses encore en construction, et le spectre est très large. Il va être très, très trouble. C’est une histoire autour du mensonge, de plusieurs mensonges, de leurs conséquences. Et puis c’est le portrait d’un cynique ambitieux. C’est le portrait d’un salaud. Un beau salaud. Mais humanisé. Mais c’est trop difficile d’en parler sans déflorer certaines choses. Tout est très ténu pour l’instant.
Comment se développent les tensions sociales entre Gloria et le couple, mais aussi Marcel et sa femme?
C’est un ensemble de problèmes de pouvoir de domination, de soumission, que ce soit sociale, sexuelle, culturelle… J’explore ça avec beaucoup d’appétit. J’essaye de mettre en lumière tout ce que je peux, dans une trame qui est celle du script, qui va vers une tension et une résolution fatale certes, mais une résolution quand même. En fait c’est un combat à mort…
Y’a-t-il une volonté d’aborder un nouveau genre?
En fait moi je cours à la recherche du public, c’est une quête un peu désespérée chez moi. J’en ai marre de faire peu d’entrées, c’est mon 7e film, et je me demande quand je vais rencontrer encore plus le public. Ça ne m’empêche ni de vivre, ni de dormir, mais ça me préoccupe, de ne pas pouvoir accoucher d’un film populaire, moi j’aime profondément le cinéma populaire. Sans sacrifier les ingrédients qui font la particularité de mon cinéma, bien sûr.
Ca doit rester chargé de chair, de sensualité, de trouble, d’ambiguïté, de tensions.
Mais dans une structure qui me permettra peut-être de concerner plus le spectateur. Le thriller n’est pas une finalité en soi, on est d’ailleurs dans le film noir, avec le personnage de la femme fatale, de la mante religieuse qui attire un homme, le révèle et le dévore. Mais c’est un moyen.
C’est un film qui vient de mon amour des films noirs des années 50, mais c’est un film inscrit ici dans l’ici et le maintenant. Et qui surtout, prend en compte les changements sociologiques des dernières années. La place des femmes, le regard posé sur elle. L’idée n’est pas de faire un pamphlet à ce sujet, mais en tous cas d’explorer ces questions au fil du récit. Mais encore une fois, je suis en train de sculpter la matière, l’espace, les corps, j’espère de sculpter les âmes aussi. C’est un travail en cours.
Cet ancrage social, géographique et temporel constitue un changement par rapport aux films précédents. Comme un moyen de toucher différemment les spectateurs?
Ici, j’ose filmer du plastique, des choses que j’ai toujours refusées (rires). Bon, le lieu est très particulier, chargé d’histoire, mais l’histoire se passe aujourd’hui, les personnages ont des téléphones portables, des voitures récentes. C’est une porte d’entrée, pour que les gens puissent s’identifier. Mais cette porte d’entrée mène vers des chemins… de traverse.
On peut parler du casting?
Mélanie Doutey interprète Jeanne, une femme bien née, une grande bourgeoise, avec un sens des responsabilités, qui manage un peu tout mais qui a une faille, cet homme. Ils ont une enfant – incarnée par Janaïna Halloy, c’est vraiment le quatrième membre d’un vrai quatuor -, une gamine désespérément seule, quand arrive cette jeune femme, Gloria, qui va s’immiscer dans leur vie.
Qui est cette Gloria? Il y a toujours une Gloria dans vos films!
Cette fois c’est Alba Bellugi, c’est une jeune comédienne que j’ai remarquée dans une série qui s’appelle 3x Manon, j’ai très vite su que je voulais travailler avec elle. Elle a quelque chose qui me fascine. Elle a l’air très jeune, et dans le film, elle bascule vers une grande féminité. Ce qui est très étonnant, c’est qu’elle a un côté fragile avec ses grands yeux, sa grande bouche, et en même temps elle a une rage assez puissante.
Qu’est-ce qui relie cette Gloria aux autres Gloria?
C’est toujours la même chose, une quête désespérée d’amour ultime. Je crois que cette Gloria-là est probablement ma Gloria la plus nihiliste, la plus déterminée, la plus troublée. Et c’est presque un personnage de fantôme, de revenante, comme dans les films d’Hideo Gosha ou Clint Eastwood. C’est vraiment un personnage qui arrive dans la ville et qui a un dessein, un agenda, et on se demande pourquoi elle est là. Elle s’immisce, elle flotte. Sa quête est… sauvage.
C’est toujours la même chose, une quête désespérée d’amour ultime.
On est toujours à la frontière des genres, mais c’est un film qui va s’inscrire dans quelque chose de très noir. La définition du film noir, ce serait que tous les personnages sont des victimes. Et là, on est en plein dedans. Il y a beaucoup de référents, mais il y en a un très fort, c’est Péché Mortel (Leave Her To Heaven) de John Stahl, sorti en1945, avec Gene Tierney, qui est somptueuse, et démente. Un film sublime, en Technicolor, un des films préférés de Scorsese. Il y a aussi quelque chose de la jeune Danièle Delorme dans Voici venu le temps des assassins de Julien Duvivier (1956) sa fragilité intrigante qui fait basculer Gabin. C’est aussi ce cinéma qui nourrit ce projet. Dans le film noir ou le home invasion comme Fatal Attraction ou Basic Instinct, la vision de la femme est très datée, ce sont les années 80, la femme est particulièrement objectivée, sans retenue. Elle l’est toujours hein, mais les choses ont quand même changé. Et je ne pouvais pas faire abstraction de ce mouvement en cours. Le dernier tiers du scénario a beaucoup changé ces dernières années.
Mais bon, tout ça, ce sont mes intentions, là, maintenant. Après tu vas voir le fort, et tu vas me dire: « Et ben, tu m’as bien baratinée! » (rires).
On retrouve les mêmes collaborateurs aux principaux postes artistiques, qu’avez-vous changé sur ce projet?
Tout. On a tout changé. D’abord, le rapport à l’espace est très différent. Moi je tourne souvent en longue focale, en gros plan, là on est quasiment tout le temps en plan large. La construction de l’espace est différente. La géographie des corps dans l’espace est différente. Ce sont des choses ténues, je suis pas sûr que le public les voit… Mais l’idée, c’est que je m’en fous de faire des jolis plans. L’idée c’est de faire des plans justes. Je m’interdis pas mal de choses comme les ralentis ou les rêveries, que je m’autorisais avant. J’essaie d’être beaucoup plus rigoureux, attentif au parcours des personnages. Ca n’empêche pas d’être à la lisière des genres. On a beaucoup épuré les décors, mené une réflexion sur la lumière, sur le moment de la journée où on tourne. Pour l’instant, on y arrive, malgré le fait qu’il y a des choses très techniques, très pointues, qui demandent beaucoup de machinerie.
Aujourd’hui, on a atteint avec mes collaborateurs une sorte d’extase artistique où on n’a quasiment plus besoin de se parler. On voit tous les mêmes choses, on a tous le même désir, et ce qui est fascinant, c’est que tout me monde fait le même film – ce qui pourtant est loin d’être une évidence.
Moi je me fous de faire des jolis films, c’est même une idée qui m’insupporte les films beaux, jolis, plein de bons sentiments, ça m’irrite.
J’essaie de faire un film juste, avec une grammaire cinématographique posée, tout en m’adaptant, et en restant très poreux au jeu des comédiens. J’aimerais bien proposer des niveaux de lecture plus larges que dans mes films précédents. Même si ce sera surement clivant. Et puis le casting… c’est un sacré point d’entrée, pour aller chercher le spectateur.
Il y a un an lors de la sortie d’Adoration, vous parliez des cinéastes de l’intime comme Almodovar et Bergman qui vous fascinaient, et vous disiez vouloir tendre vous aussi vers un cinéma plus intime.
Ca s’inscrit complètement là-dedans, c’est un film terriblement intime. Peut-être pas ouvertement mais… Adoration, c’était un film sur l’enfance, et là, c’est tout l’inverse, c’est un vrai film d’adultes. Ce que l’on cache, ce que l’on dissimule, l’image que l’on aimerait projeter de nous-mêmes et ce que les autres perçoivent de nous. Sur les secrets de famille. Sur le couple, l’amour, l’impossibilité d’être seul, et en même temps l’impossibilité d’être à deux. J’aborde certaines choses qui me concernent beaucoup plus frontalement dans ce film, par rapport à mes propres turpitudes, mes propres mensonges, mes secrets, des choses du passé, qui concernent ma famille. J’investis énormément Marcel et Gloria, et même Jeanne et la petite fille. Tous ces personnages me concernent vraiment…