La comédienne belge Babetida Sadjo est sur tous les fronts ces dernières semaines, au générique d’Attraction, la série à succès de la RTBF dont les deux derniers épisodes seront diffusés ce dimanche soir, à l’affiche la semaine prochaine du très beau premier long métrage d’Eve Duchemin, Temps mort, aux côtés d’Issaka Sawadogo, et sous les feux des projecteurs des Magritte le mois dernier, où elle était nommée dans la catégorie Meilleure actrice pour sa prestation dans Juwaa, et où une manifestation joyeuse et spontanée est venue saluer à cette occasion la première nomination dans cette catégorie d’une comédienne noire. L’occasion de passer une petite heure avec elle pour parler de tout cela, et bien plus encore…
Qu’est-ce qui vous a séduite dans le projet Temps mort?
Beaucoup de choses… C’est amusant, le jour où je me suis rendue au casting, je n’avais jamais rencontré Eve Duchemin. Je croise une fille sur le trottoir, et en la voyant, je me suis dit: « Wow, c’est qui cette fille? » Elle avait une énergie particulière, qui m’a immédiatement attirée. Evidemment, c’était Eve. Le casting s’est très bien passé, elle était tellement simple et naturelle que j’ai su que je voulais travailler avec elle. Et puis ce qui a achevé de me convaincre, c’était que j’allais retrouver Issaka Sawadogo 10 ans après The Paradise Suite de Joost Van Ginkel que nous avions tourné ensemble.
Quant au scénario, j’ai été très touchée par la façon dont il donne à voir comment des prisonniers luttent pour se reconnecter avec leurs familles, alors qu’ils n’ont que 48h devant eux. Déjà dans la vie normale, c’est dur de parler, mais pour ces hommes condamnés par la société, tenus par le temps? Ca m’intéressait aussi de jouer ce côté-là, celui de la famille. Moi je suis convaincue par la nécessité de mettre des gens en prison, surement parce que la colère que j’ai en moi et les choses que j’ai vécues m’y poussent, mais le film m’a néanmoins faite évoluer, repenser mon rapport à la prison.
Grâce surement à la façon surement dont la réalisatrice présente des hommes comme des humains, avant d’être des détenus, et dont elle scrute ce que la prison fait aux familles, aussi?
Mon personnage a eu trois enfants avec Hamosin, qui est en prison depuis 20 ans. Elle était enceinte de la dernière quand il a été incarcéré, il ne connaît donc pas sa fille. Elle a reconstruit sa vie avec un autre homme, pour réparer sa famille, complètement détruite. Elle semble bien installée aujourd’hui, les enfants ont l’air d’être heureux. Pour autant, elle n’a jamais effacé le souvenir de ce père, et c’est elle qui demande sa présence. Mais quoi faire avec quelqu’un qui revient après 20 ans? Que fait-on avec les sentiments résiduels?
Dans le film, ça ne passe pas par les mots, ça passe par les gestes, les regards.
Personnellement, je ne suis pas forcément attachée au fait de dire « je t’aime », je crois plus aux attentions. Et Ève a très bien écrit ce que fait cette femme, qui arrive devant cet homme sans rien lui demander, en lui offrant à manger, son plat préféré surement, pour en arriver directement aux choses concrètes, comme si le temps n’avait rien changé. Ils sont là, tous les deux dans cette toute petite pièce. C’est une scène sublime, et c’est un rôle magnifique, très délicat, que j’ai adoré endosser. Jouer avec Issaka Sawadogo, c’est de la magie absolue. Quand Issaka vous regarde, vous êtes là, vous ne pouvez pas vous enfuir.
Il y a une autre scène de retrouvailles, avec les enfants devenus adultes, où l’on voit que le temps a fait son oeuvre, que son absence a duré.
Ce sont les petits couacs qui éclairent la situation. Quand les enfants appellent leur beau-père « papa », et qu’on voit Issaka réagir subrepticement. Bizarrement, même moi sur le plateau, j’en frémissais, je me mettais à la place de cet homme. Et puis Eve est très précise en tant que réalisatrice, tout en acceptant et accueillant ce qui échappe aux comédiens, en restant très douce. Eve est très attentive aux gestes, aux regards, c’était un vrai ballet. Comme si elle créait une tresse entre les trajectoires de ses trois personnages.
Et puis c’est tellement précieux qu’elle ait eu l’audace de ne pas revenir sur les raisons de l’emprisonnement de ses trois protagonistes. On est tellement enclin à juger les gens dans nos sociétés, sans chercher à voir au-delà. Grâce à ça, on entre complètement en compassion avec eux.
Je crois que ce n’est pas anodin que le film est été écrit et réalisé par une femme. Je trouve qu’Eve a su amener ses trois protagonistes masculins dans des endroits féminins, et je trouve ça magnifique. Voir Issaka, ce grand et fort homme noir invité à explorer comme ça ses émotions, ça me donne encore des frissons. C’est très intéressant aussi de faire ça pour parler de la prison, qui rend les gens durs à l’intérieur, et fragiles à l’extérieur.
Quelques mots sur Attraction. Votre personnage offre une autre regard sur la maternité, où d’autres inégalités se jouent.
Oui, elle est commissaire de police, elle revient de son congé maternité, et elle se retrouve obligée de quitter un interrogatoire parce que la crèche l’appelle, elle, et que son mari ne répond pas, il a oublié de récupérer l’enfant. Toutes les mères connaissent ce moment! On leur dit: « Oh, mais c’est pas grave! ». Mais si c’est grave!
Ce qui est intéressant aussi, c’est que vous avez été castée pour le rôle, sans qu’il soit précisé qu’il était destiné à une actrice racisée. C’est encore rare aujourd’hui?
Oui, enfin ça arrive! A aucun moment ma couleur de peau n’est entré en ligne de compte. Quand je prépare un rôle, ce n’est pas déterminant pour moi non plus, même si bien sûr je pense à quel impact ce rôle pourrait avoir, j’évite donc les stéréotypes. Ici, j’avais le confort de juste porter le personnage comme le réalisateur voulait que je le porte, avec ma petite graine de folie. En plus c’est un personnage très austère, vraiment à l’opposé de moi, c’était jubilatoire! Et puis j’ai adoré travaillé avec Indra, il dirige ses acteurs et actrices à l’anglaise, le minimum à l’extérieur. Un truc très pragmatique.
Je pense que Kadjia Leclère, la directrice de casting, est à remercier pour ça. Elle est vraiment engagée, quant il s’agit de faire en sorte que les castings soient plus représentatifs de la réalité de la société belge. On a besoin des directeur·ices de casting pour faire avancer les choses. C’est assez courageux, de confronter les réalisateur·ices au personnage qu’ils ou elles ont dans la tête, et leur proposer autre chose.
Cela fait aussi écho à la manifestation qui s’est déroulée dans la joie lors de la dernière édition des Magritte du Cinéma. Vous étiez en lice pour le Magritte de la Meilleure actrice pour votre prestation dans Juwaa de Nganji Mutiri. La première fois qu’une actrice noire était nommée dans cette catégorie. Un collectif de jeunes acteur·ices racisé·es est venu saluer votre arrivée, pour vous encourager et vous soutenir, mais aussi pour souligner le manque de représentativité du cinéma belge. Comment avez-vous vécu ce moment?
Je crois que c’est le plus grand prix que j’aurais jamais rêvé d’avoir, leur présence valait toutes les statuettes. L’idée était que je ne me sente pas seule dans cette assemblée. C’était très fort. Edson Anibal, qui joue dans le film, m’avait appelée pour me prévenir. Symboliquement, il m’ont donné un morceau de tissu Kenté, ils en avaient tous un, pour nous rappeler d’où on vient. Ca s’est fait dans la joie, plutôt que la colère. En fait, je crois profondément que la Belgique y perd, à ne pas voir plus d’acteur·ices noir·es sur ses écrans. J’ai étudié le jeu en Belgique, au Conservatoire de Bruxelles, comme beaucoup d’autres, et ces compétences, acquises ici, ne sont pas exploitées en Belgique, mais à l’étranger. C’est dommage, non? La Belgique laisse partir beaucoup trop de ses talents à l’international! Juwaa, c’était mon premier rôle principal en Belgique dans un long métrage. Les Magritte, ce n’est que le dernier maillon de la chaîne, ils ne peuvent pas inventer les rôles. Mais on y voit la réalité du paysage audiovisuel.
C’est une question de regard. On n’a pas l’habitude de voir des comédiens et comédiennes noir·es ou racisé·es, du coup quand on les voit, faute d’habitude, on remarque leur présence, mais on ne voit pas leur talent. Il y a un problème d’identification aussi. Le public blanc a du mal à s’identifier à des personnages noirs aujourd’hui. Mais mon personnage dans Juwaa, c’est avant tout une mère qui essaie de retrouver son fils, après des années de séparation. Ca devrait parler à tous, non? Vivement qu’on enrichisse nos imaginaires. Que les scénaristes pensent leurs histoires avec de nouveaux visages, soient curieux d’autres façons d’être, et brisent les stéréotypes.
Quels sont vos projets?
Je suis en train d’écrire mon premier long métrage, c’est un vrai défi. J’avais plusieurs histoires en tête, et je me suis demandé avec laquelle j’étais prête à passer 4 ou 5 ans de ma vie.
Et puis je tourne actuellement un film américain, Here After de Robert Salerno, et cet été, Muganga, qui parle du Dr Mukwege, de Marie-Hélène Roux. Et bientôt j’espère, le prochain film de Joost Van Ginkel, Pulse.