Sortie ce mercredi 19 avril de Temps mort, le premier long métrage de fiction d’Eve Duchemin, portrait saisissant de trois détenus qui le temps d’une permission, cherchent à renouer avec l’homme qu’ils ont laissé derrière eux, dans leur vie d’avant.
Eve Duchemin s’est faite remarquée en 2018 avec son film En bataille, portrait d’une directrice de prison, lauréat du Magritte du Meilleur documentaire, plongée au coeur de l’institution carcérale. Après avoir sondé ses difficultés aux côtés d’une figure d’autorité, la réalisatrice a eu envie de tourner son regard vers les détenus, en condensant le récit autour d’un moment charnière de la vie des prisonniers, la permission, cette parenthèse qui leur permet (ou pas) de renouer avec leur vie d’avant.
Le film débute quelques heures avant la sortie, dans le bruit de la prison, où les cris suintent la détresse, où les solitudes se cognent aux murs des cellules. Dans ce lieu clos, où la vie est comme étouffée, trois hommes, M. Hamosin, Anthony et Colin vivent une apnée interminable en attendant de refaire surface. La prison contient les corps et anesthésie les émotions.
M. Hamosin, magnifiquement incarné par Issaka Sawadogo, déjà sublime dans L’Envahisseur de Nicolas Provost ou Si le vent soulève les sables de Marion Hänsel, arrive à la fin d’une longue peine. Il a un week-end pour signer un contrat de travail, sésame obligatoire pour rendre possible sa sortie définitive. On le suit sur les lieux de sa possible réinsertion, on mesure la profondeur de sa dette, et celle de sa solitude. En pleine nuit, il reçoit une visiteuse surprise, qui le renvoie à sa vie d’avant. Et qui peut-être, lui permettra de renouer les liens familiaux qu’il a rompus en entrant en prison.
Anthony, transcendé par Karim Leklou, que l’on retrouve quelques mois après son intense prestation dans Un monde de Laura Wandel, a encore quelques années à tirer, assommé par une camisole chimique qui éteint le feu de ses pulsions destructrices. Bien entouré par sa grande famille, dont on ressent les blessures et les hésitations, il ne peut que voir la vie qui lui échappe, celle qui se déroule sans lui, son fils qui grandit, se construit auprès d’autres modèles, ses parents qui investissent d’autres filiations, qui le couvent autant qu’ils le craignent. Comment va-t-il pouvoir trouver sa place, à défaut de l’avoir gardée? Pourtant il veut en profiter de la vie, laisser derrière lui le temps d’une soirée le manque et l’abstinence, même si le compte-à-rebours est enclenché.
Colin, enfin, interprété par le nouveau venu, Jarod Cousyns (que nous avions rencontré ici sur le tournage), a laissé derrière lui une bonne part de son insouciance adolescente en entrant en prison. Alors qu’il voudrait, le temps d’un week-end, redevenir celui qu’il était avant , un fils et un frère qu’on encourage, qu’on dispute et qu’on félicite, sa mère et sa soeur l’accueillent avec réticence, arquées dans leurs retranchements. Pour renouer avec celui qu’il était, il rejoint des amis qui ne lui veulent pas forcément du bien.
Mais que peuvent-ils encore se permettre lors de cette permission, ces trois hommes réduits pour beaucoup à leurs numéros d’écrou? La grande force du film, de l’écriture et de la réalisation d’Eve Duchemin, est de faire en sorte que sous la carapace des détenus surgissent les hommes, leurs détresses, leurs blessures, leurs frustrations. Leur combat pour retrouver celui qu’ils étaient, avant d’être renvoyés à leurs crimes, sur lesquels d’ailleurs on ne s’appesantira jamais.
Si la prison n’apparait que dans les toutes premières minutes du film, elle est présente, sans cesse, dans les esprits des détenus, perdus dès lors qu’ils ne sont plus contenus, ni leurs corps ni leurs émotions, quand ils approchent du point de rupture où cèdent les digues. Le film montre comment la prison bride les corps et crée le manque. La frustration sexuelle et sensuelle est admirablement mise en scène. Accablés par le poids de leur crime, et la dette qu’ils ont contractée vis-à-vis de leurs proches et de leurs sociétés, déshumanisés par une institution carcérale qui laisse des traces, M. Hamosin, Anthony et Colin vont devoir apprendre à rétablir le dialogue, social et familial, qui seul peut leur laisser entrevoir une possible rédemption.
On voit aussi le prix que payent les familles, déchirées par des sentiments contradictoires, qui naviguent entre l’amour et la gêne, le ressentiment, la honte, la bonté ou un soutien souvent indéfectible malgré tout. Si les trois protagonistes principaux sont des hommes, dehors, ce sont souvent des femmes qui les attendent, et essaient de colmater les brèches et réparer les blessures. Temps mort offre de magnifiques seconds rôles, parfois furtifs, à de non moins magnifiques comédien·ens belges. On en connaît certain·es, comme Babetida Sadjo, Johan Leysen, Louise Manteau, Nicolas Buysse, Claire Bodson, Jérémie Zagba ou Martha Canga Antonio, on en découvre d’autres.
Le film est produit par Annabella Nezri pour Kwassa Films (Belgique) , qui avait déjà accompagné la réalisatrice pour son long métrage En bataille, portrait d’une directrice de prison. Il sortira en Belgique le 19 avril prochain.