Rosenn vit avec son père sur la merveilleuse île de la Réunion. Nous sommes au début du siècle dernier. L’atmosphère y est indolente, l’existence sans souci. Paysages sublimes, soleil bienveillant. Point de tensions ici, si ce n’est un coup de sang sporadique après un abus de rhum au troquet du coin.
Débarque en villégiature, un écrivain anglais francophile; la cinquantaine bien mise, l’élégance mystérieuse, un homme en rupture qui vient dans ce paradis pour se refaire une santé. Très vite, il tombe sous le charme de la jeune fille un peu naïve… que convoite également un ami d’enfance, un avocat fougueux qui l’aime en secret depuis toujours. Mais même au paradis « il n’y a pas de place pour deux prétendants » comme le remarque le père de Rosenn dans un éclair de lucidité au cœur d’une ivresse prononcée. À charge pour sa fille de faire le (mauvais) choix
Avec ses décors grandioses et sa vision romantique d’une époque surannée, Rosenn évoque bien sûr La leçon de piano de Jane Campion, mais il s’agit bien ici du troisième long métrage d’un réalisateur belge, le plus fou d’entre tous, Yvan Le Moine, un homme prêt à tout pour aller au bout de sa passion et tourner les films dont il rêve.
Car ce réalisateur ne négocie pas avec ses envies: dans cette aventure il embarque aux côtés d’une jeune comédienne belge, la lumineuse Hande Kodja, quelques comédiens dont la renommée internationale n’est plus à faire: Ruppert Everett, d’une rare intensité, Béatrice Dalle (37,2 le Matin), Stefano Casseti (Roberto Succo) et deux acteurs français qui ont rarement été aussi bons qu’ici : Jacques Boudet (truculent dans le rôle du papa) et Stanislas Mehrar qui évoque ici, le meilleur de Jacques Dutronc.
Sans oublier, pour une voix off inattendue, un Michael Lonsdale ironique dont la diction et le timbre incarnent parfaitement l’essence divine de sa participation.
Un des points fort de Rosenn est certainement son art design avec quatre axes qui frappent les imaginations: les décors (Philippe Graff) et les costumes (de Claire Dubien) sont épatants. Ils sont en outre parfaitement mis en valeur par la photographie (sur pellicules) de Danny Elsen (Dead man talking, La Marche, Mea Culpa) qui officie pendant les deux tiers d’un film dont le tournage n’a pas été linéaire et de Michel Baudour. La lumière et les cadrages alambiqués (mais signifiants) interpellent. La musique de Simon Thierrée et Hugo Lippens, ample et romantique sans jamais être mièvre sert également l’histoire de plus en plus tragique de Rosenn.
Car oui, Rosenn est un film cruel, très. À partir du moment où la jeune fille décidera de lier son sort à un de ses prétendants, elle va entreprendre une plongée aux enfers d’un rare cynisme. Cela dit, ici encore, Yvan Le Moine esquive les clichés et les grandes scènes attendues. Rosenn, comme absente, accepte son destin tragique avec une incroyable abnégation. Elle subit, encaisse, plie, mais ne rompt pas, ne hurle pas, ne sombre pas. C’est une fille bien éduquée et très polie qui se plie aux caprices de la vie avec une résignation presque mystique
Qualité pour les uns, défaut pour les autres, le film est également mis en scène avec une certaine ostentation qui ne se refuse pas quelques effets ludiques : une caméra qui pivote pendant une scène de repas familial, cernant chacun des orateurs et les réactions des deux convives silencieux, médusés par cette joute, une scène muette où seuls les visages et une musique soudain très présente trahissent le propos; des effets de miroirs, des entrées de champ inattendues…. Selon l’humeur, on peut considérer ces figures comme des éléments envahissants ou jubilatoires.
Construit en trois époques, de plus en plus sombres (dans leur thème et leur photographie), Rosenn surprend son auditoire par son ambition presque insensée… et sa folle volonté de l’assumer coûte que coûte. De là à penser qu’un public sevré de longue date de grandes envolées lyriques, épicées d’un divin cynisme, se laisse tenter par cette proposition inhabituelle, il n’y a qu’un pas que nous serions heureux de voir le film franchir.
Réponse dès le 12 mars