Après le très beau succès remporté par Amal à l’hiver dernier, rencontre avec le cinéaste belgo-marocain Jawad Rhalib, qui présentera en première mondiale samedi au Cinémamed son nouveau film, le documentaire Puisque je suis née.
Quelles sont les origines de ce projet?
Il y a quelques années, j’ai réalisé un autre documentaire, Fadma, même les fourmis ont des ailes, dans cette même région du Haut Atlas. Je connaissais déjà un peu les conditions de vie dans ces régions, mais je me suis aperçu que l’on était face à des villages complètement isolés du reste du pays, et que la situation des filles y était particulièrement préoccupante. La plupart d’entre elles sont déscolarisées à la fin de l’école primaire, car on souhaite les garder à la maison, étant donné que les garçons souvent partent en ville, et que l’on a besoin de petites mains. Le destin de ces filles, c’est d’abord d’aider au foyer, puis de se marier, de devenir bonne à tout faire auprès de leur belle-famille. J’ai voulu montrer cela, et la façon dont les enjeux climatiques et sociaux modèlent l’avenir des filles dans ces régions.
Pour Fadma, on voyait que c’est l’accès à l’information qui lui permettait de faire bouger les choses. Elle avait vu en allant en ville que les femmes pouvaient aussi être libres, et elle se demandait pourquoi dans les régions reculées du Maroc elles devaient subir ces formes de soumission. Dans le cas de Zahira, c’est l’influence de son institutrice qui change sa vie. Tissane, c’est une femme formidable, qui vit dans des conditions compliquées dans ce petit village, avec un salaire de misère, et qui pourtant oeuvre pour changer l’avenir des enfants. Elle croit à l’école comme moyen de sortir de la misère, elle incite les enfants et en particulier les filles à poursuivre leurs rêves, elle discute avec les parents, elle s’engage. Zahira est influencée par sa maîtresse, et ses lectures, notamment sur l’histoire de Al Kahina, une reine guerrière berbère, qui a lutté pour la liberté de son peuple.
Le village est déterminant dans le destin des enfants, il en est presque un personnage. Cela amène une réflexion sur la ruralité.
Oui, les contraintes territoriales et climatiques sont très importantes, c’est pour ça que j’ai filmé pendant les quatre saisons, pour montrer les difficultés d’accéder à l’école notamment. La neige, la pluie, la chaleur. Zahira parcourt 6 kilomètres par jour pour aller et revenir de l’école. Le village, comme beaucoup d’autres au Maroc, est complètement isolé. Etrangement, le séisme de 2023, qui les rattrape à la fin du film, a été un drame mais aussi une opportunité, car il a permis de montrer leurs conditions de vie aux yeux du monde, et des autorités. Enfin on les voyait, et on s’occupait d’eux.
Comment avez-vous choisi de donner à voir et comprendre cet isolement?
A travers les images bien sûr, mais aussi à travers le temps, en montrant les longues marches des filles pour aller chercher le bois, s’occuper du bétail. Et puis l’attente, attendre le bus pour les examens par exemple. Je voulais absolument refléter à ma mesure la réalité, installer les longueurs. Elles ne me font pas peur quand elles racontent quelque chose. L’attente a beaucoup d’importance, il n’y a beaucoup de choses qui se passent dans le village, il fallait traduire l’ennui. C’est ce que vivent les populations de ces régions reculées. C’est une histoire qui me semble universelle en ce sens, on aurait pu la raconter dans un village de Turquie, ou de Chine.
Il y a un double mouvement, entre des séances de discussion collective dans le village entre femmes d’un côté, et hommes de l’autre, et face à ça, l’écoute de Zahira, dans l’observation.
Je voulais que tout se passe à travers le regard de Zahira. Elle est là, dans un coin, pour entendre son père qui parle de sa situation avec ses voisins. Même chose avec sa grand-mère. Bon, je provoque aussi les conversations. Plutôt que des interviews face caméra, je préfère laisser les villageois et villageoises se raconter entre elles, entre eux. Je les avais entendus pendant les repérages, j’ai voulu retrouver ces conversations en tournage. La question qu’ils et elles se posent, c’est souvent: si on investit l’argent nécessaire pour les études, est-ce que les enfants auront le courage d’aller jusqu’au bout? Parce que souvent, fatigués par les aller-retours, ils abandonnent.
Le film met en évidence le courage de Zahira, puis celui de son père
J’avais une assistante venue de l’un de ces villages, qui a pu poursuivre ses études grâce à une association, Education For All. Elle a fini par décrocher son diplôme de droit. Elle était un exemple, pour les villageois en fait. Quand le père de Zahira soutient sa fille, c’est aussi un investissement, il le lui dit, il croit en elle, et il espère qu’en retour, elle pourra l’aider. Le père de Zahira tient tête aux hommes du village dans ses échanges. Ils ont peur que leurs enfants soient influencés par ces exemples vertueux, alors qu’ils estiment ne pas en avoir les moyens. Même si chacun a ses raisons, je me garde bien de les juger, mais le père tient tête. Je trouve très fort qu’il dise qu’il ne veut pas avoir de regret plus tard. Zahira porte aujourd’hui une responsabilité terrible, elle ne peut plus reculer, elle doit aller de l’avant, et supporter les contraintes et les difficultés impliqués par son choix. Elle voit que son père s’est sacrifié pour elle.
Quel était le plus grand défi pour vous?
C’est toujours la même chose en documentaire, on doit convaincre des partenaires, mais un documentaire, ce n’est pas un scénario, des dialogues, ou même de la mise-en-scène parfois, il faut s’adapter aux personnes dont on fait des personnages, à leur évolution. Il faut tenir sur la durée aussi. Il faut y aller, y revenir, tout reposait ici sur l’engagement des villageois, il fallait qu’ils adhèrent au projet, y compris le chef du village. On reste une équipe étrangère qui arrive, des Belges et des Marocains de la ville, et qui allons montrer entre autres choses la misère dans laquelle ils vivent. Il faut que tout le monde le fasse dans la dignité. C’est de l’écriture évolutive. A chaque retour de tournage, on visionne les rushes, on pense à ce qui manque pour faire avancer l’histoire, et s’adapter au personnage. C’est d’autant plus subtil avec quelqu’un comme Zahira, qui n’aime pas parler. On travaille ses silences. Ce sont les personnages qui dictent la narration, y compris la fin de l’histoire. On pensait avoir terminé quand Zahira réussit son examen pour pouvoir partir étudier. Le soir même où nous sommes rentrés à Bruxelles avait lieu le tremblement de terre qui a dévasté la région. Il y a eu beaucoup de victimes, des morts dont des amies de Zahira, des dégâts. Il était dès lors évident qu’il fallait que l’on retourne sur place, qu’on réactualise la fin. J’ai toujours répété: je ne sais pas comment le film va se terminer. Travailler sur le temps long du documentaire, c’est aussi avancer dans l’inconnu.
Qu’est-ce qui vous tenait particulièrement à coeur?
C’était important de mettre la lumière sur Zahira, mais aussi sur les autres filles, celles qui vont abandonner leurs études, rester au village, se marier, être violentées par leur mari parfois. Il y en a encore peu, des filles comme Zahira.