Rendez-vous sur le tournage du nouveau film de David Lambert, Les Tortues, avec Olivier Gourmet et Dave Johns.
Bruxelles, avril 2022. Le printemps est enfin là, alors qu’on ne l’espérait plus. Dans la cour de l’Hospice Pacheco, un petit air de sakura, les cerisiers sont en fleurs. On retrouve à la pause déjeuner l’équipe du nouveau film de David Lambert, Les Tortues, en tournage depuis une semaine. Au loin, on entend parler anglais: « Would you like to eat now or later, Dave? »
Dave, c’est Dave Johns. « You know that I don’t speak French, nous dit-il, I’ve learned my lines, but I can’t speak French ». Who cares, on fera l’interview en anglais. Dave Johns est un acteur britannique, un comédien de stand-up souvent vu à la télé anglaise, mais révélé au monde entier par son inoubliable performance dans le rôle titre de I, Daniel Blake de Ken Loach. Aujourd’hui, Dave est aussi l’une des tortues de David Lambert. L’autre, c’est Olivier Gourmet. Avec un plaisir malicieux de cinéphile, le cinéaste orchestre la rencontre du menuisier en quête d’un emploi imaginé par Ken Loach, et du chef de chantier sans scrupule de La Promesse, mis en scène par les frères Dardenne. Mais là où le plaisir de cinéphile devient vraiment réjouissant, c’est qu’il choisit de les déterritorialiser, de les emmener dans son univers.
D’où vient l’envie justement, de mettre en scène ces tortues? « Je crois que j’avais tout simplement envie de filmer deux hommes d’un certain âge, nous explique David Lambert. Un vieux couple gay. Ce sont des personnages très touchants, et très peu exploités en fiction. Et puis je voulais aussi faire un vrai film sur la lassitude, le désamour, mais faire que ce soit comique. Donc, je me suis dit que j’allais faire une comédie de remariage. Avec l’un des amoureux qui tiendrait le rôle traditionnel de Katherine Hepburn, et l’autre celui de Spencer Tracy. Je me suis dit que j’allais faire ça, mais avec Daniel Blake et Olivier Gourmet (rires). »
Les Tortues, ce sont Thom et Henri. Le premier, un expatrié anglais plutôt flamboyant, est antiquaire, il vivote tant bien que mal en vendant ses trouvailles Place du Jeu de Balle. Le deuxième, ex-policier, vient d’être mis à la retraite. Ce changement radical de paradigme va mettre à mal son couple. Enfermé toute la journée à la maison, lui qui a vécu de tension et d’adrénaline, il peine à se reconnecter avec lui-même, et avec son homme. Avec ce changement de cap, « c’est là que le couple vacille, confirme le réalisateur, dans ce déséquilibre. C’est un moment charnière très mal négocié par le couple. Un moment de bascule, comme l’arrivée d’un premier enfant, c’est un moment dangereux pour un couple. »
Un moment charnière certes, mais un moment souvent invisibilisé au cinéma, tout comme ces personnages de vieux amoureux gays. « Il y a quelque chose de très étrange dans notre rapport au 3e âge, notre société est très jeuniste, continue David Lambert. Encore plus si on l’observe sous le prisme du film gay. Certes, il y a Les Invisibles de Lifshitz, et le film d’Ira Sachs, Love is Strange, mais sinon… Je voulais aussi des personnages très normaux, qui habitent dans les Marolles, pas spécialement bourgeois. Pas des artistes. On filme beaucoup des gens de classes très élevées au cinéma. Là, c’est un flic à la retraite, avec une carrière basique, et un mec qui vivote Place du Jeu de Balle. »
Au-delà de cet ancrage purement bruxellois (« J’aime le côté multiculturel de Bruxelles, ses airs de Tour de Babel, son rapport décomplexé aux nombreuses langues qu’on y entend »), Thom et Henri s’inscrivent aussi dans une histoire, celle des différentes luttes pour les droits des personnes LGBTQIA+ qui ont marqué ces dernières décennies. « Ces deux hommes ont traversé beaucoup de périodes, de luttes. Ils ont traversé le SIDA, et ils y ont survécu, ils ont traversé 35 ans de lutte et se retrouvent dans une société assez étrange pour eux. Ils sont un peu amers peut-être et jaloux des jeunes générations et de leur aisance, ils sont en décalage. Il ont dû se battre pour obtenir des droits, et notamment le mariage. Mais quand on a lutté pour se marier, est-ce qu’on a le droit de divorcer? Bon, on verra si ce couple là divorce ou pas, mais il en a le droit. En filigrane, on pose aussi la question: pourquoi les couples homosexuels se sont sentis obligés d’imiter les institutions hétérosexuelles? Pourquoi ces revendications-là? »
Une crise de couple qui soulève des questions sociétales et culturelles profondes. Mais quel sera le ton du film? On a parlé des comédies du remariage de Katherine Hepburn et Spencer Tracy (La Femme de l’année, Madame porte la culotte), mais qu’en est-il des autres influences du réalisateur? « Il y a des emprunts à la comédie romantique, à la comédie de remariage, ou à des films comme Le Chat avec Signoret et Gabin, La Guerre des Roses, que des films qui ne concernaient que des couples hétéro. Mais c’est avant tout un film d’amour en fait, traité à la fois de manière tragique, tendre et comique. Avec des situations parfois absurdes, un humour décalé. Ce n’est pas une comédie genre Christian Clavier, mais j’ai envie de faire rire le public, qu’il soit dans la vie des personnages, partagent avec eux les grands moments de rire, et de larmes. C’est un film léger, avec ses moments durs et ses moments de lumière. »
Retour sur les comédiens. « J’aime bien l’idée de faire une comédie romantique sur un vieux couple gay, nous confie Olivier Gourmet, peu bavard certes, comme à son habitude, mais délicieusement enthousiaste. C’est charmant et nouveau, c’est frais. » C’est d’ailleurs l’idée de le voir dans une comédie, alors qu’il l’avait découvert dans le rôle sombre et intense de Roger dans La Promesse, qui a incité David Lambert à contacter Olivier Gourmet, l’envie de le voir retrouver une certaine forme de légèreté, qu’il lui avait déjà trouvée dans Le Pont des Arts d’Eugène Green.
Pour Dave Johns, il y avait Daniel Blake, bien sûr, mais aussi l’envie de travailler avec un comédien de stand-up, qui a « une approche émotionnelle très directe et très rapide que je trouvais très précieuse. » Le comédien anglais lui se réjouit de ce duo improbable avec Olivier Gourmet (« Je ne parle pas français, il ne parle pas forcément très bien anglais, mais on se retrouve, c’est une super collaboration, on s’amuse beaucoup »), et vante les qualités du scénario. « Le texte de David est formidable, ses mots sont très justes, très honnêtes. C’est très fort, sans être trop sentimental. C’est du pain béni pour un comédien, un texte de cette qualité. »
Avant de retrouver sur le plateau, on a quand même une dernière question. Pourquoi les tortues? « Parce qu’elles ont une carapace, et que ce sont des animaux qui traversent le temps. » On a hâte maintenant de les découvrir sur grand écran.