Même si certains tentent encore de la raviver, la polémique a fait long feu. Après des mois de très subjectives conjonctures, chacun a pu constater qu’A Perdre la Raison n’était qu’un film de fiction, une démarche artistique, envisagée comme telle par ses auteurs qui n’ont jamais eu d’autres buts que de tenter de cerner (et non d’expliquer) une série d’évènements ou de comportements qui pouvaient mener (dans certains cas) une femme à commettre l’irréparable. Naturellement les scénaristes d’A Perdre la Raison (Joachim Lafosse inclus) ne nient que la base de cette démarche est l’effroyable découverte de l’affaire Lhermitte. Mais, partant de là, et observant ce cas sous toutes les coutures, Matthieu Reynaert, Joachim Lafosse et Thomas Bidegain qui œuvra sur la fin du projet ont exploré le champ des possibles et écrit une fiction. Un travail de longue haleine qui mérite plus d’explications que nous avons cherchées auprès de Matthieu Reynaert, sur le projet depuis son origine jusqu’au tournage.
Une plongée rare et passionnante au cœur de l’univers d’un créateur qui nous livre les clefs de son travail.
LES PRÉMICES
[Matthieu Reynaert, coscénariste du film]
« On est tous les enfants de quelqu’un. Beaucoup sont également les parents de quelqu’un. L’infanticide est donc un des actes les plus universellement perturbants qui soient. On ne peut être que concerné par un évènement aussi affreux que l’affaire Lhermitte. Mais une fois l’émotion pure passée, on s’est demandé : comment peut-on arriver à une réaction d’une telle violence ? Toute notre démarche a été, dans un premier temps d’examiner la réalité pour essayer de comprendre via les témoignages et les récits comment « elle » avait pu en arriver là. Puis, en allant au-delà du fait divers lui-même, d’imaginer comment des personnes pouvaient commettre un acte aussi extrême. Nous ne voulions pas rester cantonnés à l’actualité N’oublions pas que, sorti de Belgique, le public ignore tout de cette affaire. Par contre il a sans doute d’autres cas du même genre en tête. Chaque spectateur prendra le film comme il est, juste pour ce qu’il est. Quand le public belge le regardera dans quinze ans, il le verra autrement. C’est pourquoi sa présentation à Cannes est de loin ce qui pouvait nous arriver de mieux. »
[Joachim Lafosse, co-scénariste et réalisateur, P.P.]
« C’est Joachim qui a amené l’idée. Je lui donnais des avis à titre amical sur un autre de ses projets et quand il a décidé de l’abandonner pour se consacrer à un film sur l’infanticide à travers l’affaire Lhermitte qui l’avait secoué, il m’a proposé de collaborer avec lui. Son approche m’intéressait, le défi aussi puisqu’il s’agissait de réfléchir à partir d’un fait divers, mais sans le reproduire. Je me suis dit: « le film dont il me parle, j’ai envie de le voir, j’ai envie de le faire ». À ce moment, je suis parti seul à la recherche des informations. Je crois avoir lu tout ce qui avait été publié sur le sujet. Et lorsque je dis « tout », ce n’est pas une image. J’ai l’impression d’avoir fait cela de façon assez exhaustive. Ensuite, j’ai assisté au procès. Intégralement. De tout cela, j’ai écrit différents traitements et une première version dialoguée. C’est à ce moment-là que Joachim est revenu dans le processus et que nous avons vraiment travaillé à deux. »
LE DÉVELOPPEMENT
« À partir de là, il y a eu énormément de versions successives. Beaucoup de choses ont changé, mais la structure globale que j’avais posée au départ est restée quasi intacte. Depuis toujours, un de nos objectifs essentiels était de proposer, au bout du compte, un film totalement digne. Nous avons toujours gardé cet objectif à l’esprit. Quand la presse a parlé de notre démarche, elle a rapidement suscité une polémique. Nous nous y attendions, mais jamais nous n’avons été inquiets. Nous avions une vision très claire du projet et nous n’avons jamais changé notre ligne directrice d’un iota, même au plus fort de la tempête. Nous n’avons subi aucune censure. Nous savions que nous ne ferions pas un film sensationnaliste. Nous avions des principes établis : nous voulions, par exemple, nous arrêter à la mort des enfants. Et d’entrée, nous avons décidé qu’on ne la montrerait pas. Nous ne désirions pas non plus refaire le procès à notre manière. Nous avons tenté de mettre à jour un processus, mais pas ses conséquences, familiales ou judiciaires. Ça, c’est un tout autre film. Pas le nôtre. À ce titre, je voudrais souligner que nous n’avons jamais rencontré aucun des acteurs du fait divers, ni leurs avocats, comme ça a été écrit dans un grand quotidien dernièrement. Nous ne prenons le parti de personne, nous ne sommes ni des militants, ni des avocats. Du reste, nous n’avions pas besoin de monnayer des informations soi-disant exclusives pour nourrir notre scénario. C’est insultant et diffamatoire de lire cela. »
« Nous revendiquons par contre une approche subjective et une grande part de création pure parce que personne ne peut prétendre comprendre tout ce qui s’est passé dans la réalité. Globalement, nous racontons une trajectoire qui n’est pas celle de Geneviève Lhermitte, même si le cadre y ressemble parce qu’il est particulier et qu’il nous a inspiré des éléments primordiaux de l’histoire. »
LES ENFANTS
« S’il y a quatre enfants dans le film et non cinq, ce n’est pas pour nous distancier de la réalité, mais surtout pour des raisons pratiques. Comme le film s’étend sur plusieurs années, nous devions en fait engager douze enfants. Ce qui est une entreprise très accaparante. La production n’aurait pas été contre le fait qu’on descende à trois, mais on voulait conserver ce concept de famille nombreuse avec des enfants d’âges différents qui impliquent un investissement très important de la mère pendant des années. Le fait de n’avoir que quatre enfants était aussi un avantage par rapport au rythme du récit. Il n’était pas question de reproduire quatre fois la même scène à la maternité et il nous fallait donc varier les points de vue, la manière de mettre en scène ces naissances. Quatre enfants, c’est déjà beaucoup de travail pour éviter d’être lassant dans le traitement. »
« De plus, les enfants ne sont jamais au centre du film. C’était une nécessité pour garder un maximum de pudeur. Il aurait été simple et dramatiquement efficace de jouer sur leur sourire avant de les faire mourir. On s’y est toujours refusé. Ils sont là, mais un peu en retrait. »
LES ACTEURS
[Emilie Dequenne et son futur époux, copyright Maryline Laurin]
« En tant que scénariste, je n’ai naturellement aucune prise sur le choix des acteurs, ni sur leur direction. Et c’est tout à fait normal. Mais je dois dire que dès que j’ai découvert le résultat, j’étais aux anges, totalement comblé. Pendant l’écriture, on a tenu compte du casting prévu au départ, puis on l’a adapté aux acteurs qui ont finalement endossé les rôles. À l’origine, je crois que ça se sait, c’est Julie Depardieu qui avait été envisagée pour le rôle de la mère. Mais lorsque Joachim a opté pour Émilie Dequenne, ça nous a ouvert d’autres horizons. Il fallait donc, bien sûr tirer parti de la personnalité d’Émilie, de l’image que le public a d’elle. Cela changeait le rôle. Pas fondamentalement, mais pour une série de détails. C’est un luxe de pouvoir connaître les acteurs qui joueront dans le film qu’on écrit. On n’allait donc pas se priver de cet atout. Avec Julie Depardieu, notre point d’entrée était une excentricité naturelle. Ici on a tablé sur la fragilité du personnage. »
« Une fois que le trio a été choisi, on a fait une lecture à la table. D’abord avec chaque comédien séparément, puis ensemble. Il s’agissait d’avoir une vue globale, mais aussi de savoir comment les acteurs percevaient l’histoire et les dialogues qu’on a retravaillés avec eux. Ça, c’est un boulot passionnant qui n’est pas possible sur tous les longs métrages. Là, il y a clairement eu un déclic. Tous les trois ont des rôles complexes. Émilie a le plus touchy, le plus difficile à manier puisqu’elle doit faire ressortir toutes les nuances. Dès notre premier contact, nous avons senti, Joachim et moi, qu’elle était totalement sur la même longueur d’onde que nous, qu’elle comprenait son rôle à 100% et partageait notre point de vue et notre façon de développer son personnage. Pour un scénariste, c’est un cadeau magnifique.
Sur le papier, le personnage de Tahar (photo par Maryline Laurin) était peut-être le plus simple, le moins riche. Mais il s’y est tellement plongé qu’il l’a transcendé, qu’il lui a donné de la chair, beaucoup de vie et d’humanité. »
LE TROISIÈME HOMME
« Dans les derniers mois d’écriture, Joachim et moi avons travaillé avec Thomas Bidegain, coscénariste d’Un Prophète ou de De Rouille et d’Os. Il est intervenu pour apporter un regard neuf sur le projet et son développement. Pour nous aider à relancer la machine après un an et demi de travail. Ça a été une collaboration courte, mais intense et enrichissante. Il nous envoyait énormément de propositions et de notre côté nous faisions le tri ou nous avions de nouvelles idées par réaction. Puis nous avons lissé le tout lors d’une épique séance au finish à Paris (voir la photo ci-contre).
C’est toujours important d’avoir sur ton travail un regard extérieur qui est celui d’un professionnel neutre. Pas celui de tes amis qui réagissent plus globalement et qui sont généralement bienveillants avec toi. Au final, certaines scènes portent davantage la griffe de l’un ou de l’autre, mais ce qui est très réussi c’est qu’en fait nos trois points de vue se sont parfaitement mêlés dans le résultat final. Ce qui ne m’empêche pas de me retrouver complètement dans le film. Pour un premier long-métrage, c’est une satisfaction exceptionnelle. »
A lire / à voir sur et autour du film :
Matthieu Reynaert : portrait du coscénariste de A Perdre la Raison
Matthieu Reynaert : journal d’un scénariste à Cannes – Un article qui se complète tous les jours à la manière d’un blog.
Agitations cannoises : Les réactions de la colonie belges recueillies sur place, les échos, les indiscrétions. Et toutes les photos. Un article-blog constamment mis à jour pour (re)vivre l’aventure cannoise, mieux que si vous y étiez (encore).
Tous les director’s cut d’Emilie – 1 – 2 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 10