Sans se presser, il déambule avec un fox-terrier qu’il tient en laisse, bien que le fidèle cabot ne semble pas décidé à le semer. C’est le plus vieux punk à chiens d’Europe, un anar fatigué qui ne connaît plus que la marge. Son nom, il le porte gravé sur son front : NOT. Mais sous son allure vaguement agressive, cet iroquois dégingandé est un vrai gentil, un pacifiste désabusé. Son frère, lui, l’intégré, le civilisé, est nettement plus agité. Il vend des matelas dans un centre commercial où leurs parents gèrent une pataterie. Pur produit inepte d’une société de la réussite médiocre, le frérot hystérique va découvrir le jour de son licenciement que personne, en fait, ne se préoccupe de son sort. Qu’il est seul. Comme tout le monde. Not va le prendre sous son aile et l’initier à l’autre chemin.
Présenté comme un film punk, Le Grand Soir (coproduit chez nous par Panache et emmené par une ribambelle de pieds nickelés belges, d’où sa présence sur notre site) est plutôt un manifeste gentiment anar, un long métrage qui porte dans ses gènes l’ADN de Groland, l’émission de Canal Plus qui vu naître et grandir le duo Delépine – Kervern.
La zone commerciale, c’est Groland mais en plus stylisé, en plus épuré, en moins drôle. Ils utilisent le même procédé, des clowns, la caricature, le rire pour tenter de nous dire qu’il serait temps de nous révolter, si nous voulons vaincre le gendarme, le méchant, si nous voulons échapper à l’indifférence, à la précarité, à la marginalisation qui guette les plus faibles. (Pierre Laurent – Le Nouvel Obs)
Anar donc, et potache assumé, moins scato que Groland, moins cynique aussi, plutôt ironique, Le Grand Soir ne cherche pas à respecter la grammaire classique du cinéma.
Chez Kervern et Delépine les plans peuvent durer longtemps, très longtemps, et les contrechamps n’existent pas, les acteurs évoluent en roue libre et s’en donnent à cœur joie. Pas étonnant que dans ce contexte libertaire, la toute première rencontre sur écran entre Benoit Poelvoorde et Albert Dupontel soit une réussite. Face au Français hystérique, Ben joue la carte de la mélancolie, du recul, du second degré et d’une sagesse quasi bouddhiste qui contraste violemment avec son apparence.
Kervern et Delépine racontent deux frères, l’un punk […]dans une zone commerciale […]. Un décor de fin du monde libéral dans lequel les frangins vont faire leur révolution. Une révolution sans casse ni voitures flambées, plutôt nihiliste, foutraque et déchaînée, drôle et décapante, comme un grand cri d’amour à la singularité et à la différence. L’art, en général, a besoin de ces types-là pour piquer l’oeil qui s’endort. Il n’est pas interdit de détester, mais d’être indifférent, si. Restons vigilants, restons debout. Même bourrés. (Eric Libiot – L’Express)
Le duo fonctionne à plein tube et les scènes où ils sont côte à côte sont les plus excitantes du lot. La horde qui les entoure ne manque pas de mordant : Brigitte Fontaine, égale à elle-même, est un véritable OVNI. Face à ces trois monstres cinglés, l’immense mérite d’Areski Belkacem qui incarne le père est déjà de leur tenir la dragée haute.
Leur cinquième long est donc un formidable foutoir fait de hauts et de bas, avec des scènes irrésistibles. Naviguant à vue entre l’absurde et une lucidité implacable, ils font un constant sociétal acide mais très réaliste. (Fabienne Bradfer – Le Mad)
Serge Larivière, Yolande Moreau, Noël Godin et un Bouli Lanners qui, en deux scènes épiques (dont la meilleure du film), met tout le monde d’accord, prouvent que les Belgicains les plus déjantés seront toujours les bienvenus au Groland. Leurs atouts? La dérision comme marque de fabrique et une totale désinhibition pour augmenter le taux de connerie à la minute qui est l’indice de prédilection du Grolandais moyen.
Entre comédie cruelle et tendre à l’italienne, farce destroy et grinçante et brûlot anarchiste semeur de rébellion, Le Grand soir manie le rire à la manière d’une arme, et professe son amour d’une humanité jamais réduite à sa capacité de produire et de consommer. (Louis Danvers, Le Vif)
Comédie désinvolte qui n’a l’air de rien (on aperçoit quelques anciens Noir Désir ici et là), Le Grand Soir vit une histoire plutôt étonnante. Alors que dans un monde normal, il aurait grandi à la marge, soutenu par des aficionados surexcités qui en auraient fait un grand film culte, le voilà non seulement qui se retrouve au Festival de Cannes dans l’exigeante section Un Certain Regard, mais qui y est magistralement récompensé d’un prix du jury. Hallucinant? Oui, carrément! Car, dans la foulée, il capte le soutien quasi inconditionnel de la presse spécialisée qui semble grâce à lui découvrir le monde dans lequel on vit : welcome in reality !
Au vu de son casting explosif et du brio de sa mise en scène, Le Grand Soir devrait logiquement casser la baraque à frites. (Jacques Mandelbaum – Le Monde)
Cet engouement surnaturel ne veut pas dire que Le Grand Soir est une œuvre fédératrice. Elle ne prétend pas l’être. Pas plus qu’elle n’est a priori un film d’auteur susceptible de séduire le public cannois. C’est un OVNI qu’il faut envisager comme tel, aborder comme tel. Au risque d’être très surpris…
Vu sous cet angle, c’est peut-être bien un film punk après tout.