Nous vous proposons aujourd’hui le compte-rendu non exhaustif d’une conférence donnée par Iris Brey, autrice et spécialiste en représentations des sexualités au cinéma, à l’invitation du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel. Cette rencontre, qui a eu lieu en ligne le 3 mars dernier, avait pour intitulé: « La représentation des minorités dans les films belges: Décryptage des stéréotypes de genre dans des fictions belges récentes »
L’objectif de la rencontre avec Iris Brey autour de la diversité dans les films belges était de détecter les stéréotypes fréquents dans les oeuvres de fiction, ou justement, la façon dont les films peuvent contourner ces stéréotypes. L’idée n’est aucunement de faire une analyse critique des films, mais plutôt de souligner la façon dont ils vont à rebours d’un discours dominant, et proposent de nouvelles voies pour nourrir nos imaginaires.
Ce travail d’analyse ne présuppose pas que la démarche soient forcément consciente dans le chef des auteurs et autrices, même s’il apparait que le souci des questions de représentation a dû en partie motiver l’écriture. Mais l’analyse elle-même repose avant tout sur la réception des oeuvres auprès du public.
L’autrice française a choisi de s’intéresser à trois films belges sortis en 2020, et qui mettent en scène des catégories de personnes qui font souvent l’objet de représentations archétypales dictées par la norme hétéro-patriarcale. On retrouve ainsi des prostituées, des hommes efféminés et une jeune fille trans.
Autant de personnages qui ont l’audace de brouiller la binarité des genres, et qui sont à la frontière, donc considérés comme dangereux, ou à tout le moins source de déstabilisation. Dans les fictions mainstream, ces personnages sont souvent punis, quand on ne les fait pas disparaître. Ce n’est pas le cas dans les trois fictions étudiées par Iris Brey…
Dans Lola vers la mer, Laurent Micheli dresse le portrait d’une jeune femme trans en lutte avec son père. Le film a notamment pour particularité de déployer un discours pédagogique intra-diégétique (adressé au père) qui s’adresse également au public.
Dans Losers Revolution, qui met en scène 4 hommes très différents, qui incarnent 4 versions elles-mêmes très différentes de la masculinité, et notamment de masculinités non dominantes, on observe comment rire avec les personnages, et pas des personnages.
Dans Filles de joie (attention, spoiler), trois femmes décident d’user de la violence pour trouver une solution et se sauver, et ne sont pas punies pour leur geste.
Ces films refusent donc la naturalisation des genres, c’est-à-dire le fait que le genre définisse l’identité des personnages. Ils montrent qu’il y a de multiples façons d’incarner le genre et la sexualité, et de renouveler les imaginaires.
Lola vers la mer de Laurent Micheli
Iris Brey commence par analyser les premières pages du scénario. On y voit apparaître une jeune fille, dont la description physique défie les stéréotypes (notamment la façon dont elle est habillée), et surtout, qui fait du skate dans un skate-parc. Elle est donc en mouvement, sujet de l’action, et occupe un espace public, c’est un corps féminin dans un espace masculin. On est déjà dans une sorte de transgression.
Vient ensuite une scène où Lola se douche et s’habille. A travers un vocabulaire spécifique, et quelques gestes bien particuliers, le public averti peut découvrir l’identité de Lola, le fait qu’elle soit une jeune femme trans. Mais cette identité n’est pas assénée. Le corps trans de Lola n’est pas fétichisé, on ne l’observe pas comme un objet de curiosité. C’est un corps en mouvement, en action, on ne le regarde pas comme un objet, comme ce fut longtemps le cas dans les fictions.
Car la question de la représentation des corps dominés est présente depuis les origines du cinéma ou presque. Ces représentations ont un impact dans nos vies. On note par exemple que 84% des Américains ne connaissent aucune personne trans. Leur seule représentation des personnes trans est donc la représentation médiatique.
Or, le cinéma est parcouru de tropes transphobes: la fixation autour des organes génitaux et de la chirurgie, la confusion entre les personnes travesties et les personnes transgenres, les comédien·nes cis-genres qui jouent des personnages trans, les femmes trans hypersexualisées, le fait que la plupart des personnages trans sont des victimes, et enfin, le passage obligé de la « révélation ».
Lola vers la mer évite ces clichés en se plaçant du côté de l’expérience de Lola. On accompagne son vécu. D’ailleurs, le mot trans est utilisé pour la première fois à la page 74 du scénario, dans une scène clé où Lola dialogue avec son père, elle fait preuve de pédagogie avec lui, et en même temps, avec le spectateur.
Cette discussion illustre les phénomènes de violence et de domination auxquels font face de nombreuses personnes trans. Le père conclut d’ailleurs la discussion en utilisant le dead name (son nom de naissance) de Lola, une violence symbolique forte.
On peut s’interroger sur la place du politiquement correct. C’est un long débat et une question complexe, mais pour résumer, est-ce qu’en évitant certains poncifs dans la représentation des minorités, on aseptise le discours? Ne peut-on pas plutôt penser que l’on multiplie les discours?
Iris Brey fait référence à la série Work in Progress d’Abby McEnany (2019), série autofictionnelle qui met en scène une héroïne qui se définit comme une « grosse gouine queer » (« fat, queer dyke »).
Dans l’un des épisodes, Abby se rend à un premier rendez-vous avec un jeune homme trans. Au bar, elle reconnaît une comédienne qui a incarné pendant des années un personnage du Saturday Night Live appelé Pat, dont la seule caractéristique était que les gens ne parvenaient pas à identifier son genre.
Ce personnage, et les blagues autour de son « indéfinition » de genre a traumatisé Abby. Elle se demande avec son date si on peut vraiment rire de tout, va interpeller la comédienne. Sa conclusion, est qu’on peut rire de tout, mais avec les gens, pas des gens. En bref, trouver un humour inclusif…
Losers Revolution de Thomas Ancora et Grégory Beghin
Humour inclusif que l’on retrouve justement dans Losers Revolution, où les héros incarnent des masculinités qui ne sont pas forcément dominantes. C’est d’autant plus intéressant que le film a l’allure d’un buddy movie, genre (de film) qui valorise habituellement une virilité classique, voire toxique.
Le recours au sein de la fiction à des images de télé-réalité contribue à instaurer deux régimes d’image, ce sont deux visions de la masculinité qui s’affrontent.
Iris Brey revient sur l’une des premières scènes du film. Un trentenaire, sur le point de mourir, confie une dernière mission à ses amis de lycée: se venger des harceleurs qui ont pourri leurs années lycée. Ils les exhortent à faire la révolution, donc à sortir de la domination pour inventer autre chose.
On constate d’ailleurs que les stéréotypes sont verbalisés dans le film, notamment à travers le personnage de Mehdi: « Je suis gay, donc forcément je suis bon pour les discours, c’est ça? »
Comme les personnages trans, les personnages homosexuels sont récurrents dans le cinéma. Mais ils sont un danger, car ils remettent en cause l’ordre patriarcal. Tout ce qui ne respecte pas les codes est menaçant et trouble l’ordre social. La pire insulte que l’on puisse faire à un homme, c’est le traiter de pédé, en remettant en cause sa virilité. C’est d’ailleurs ce que font avec moult insistance les bullies du groupe d’amis, que l’on voit lors de flash-backs les ramenant à l’époque du lycée.
Le film montre que le patriarcat blessent également les hommes, et que l’injonction à la virilité est destructrice pour la construction de la personnalité.
On notera également que Mehdi est gay et noir. Le film adresse ainsi de manière intersectionnelle plusieurs dominations. L’intersectionnalité (c’est-à-dire le fait qu’une personne soit à la convergence de plusieurs discriminations, par son genre, son origine, sa sexualité, son handicap) est une notion très peu abordée dans les fictions francophones, et même si elle n’est pas franchement développée ici, il est notable qu’elle apparaisse néanmoins.
Filles de joie d’Anne Paulicévich et Frédéric Fonteyne
Le dernier film étudié par Iris Brey est Filles de joie d’Anne Paulicevich et Frédéric Fonteyne. Le film suit le chemin d’émancipation de trois femmes, trois prostituées.
L’histoire du cinéma ne manque pas de tropes sur les prostituées: on a la pute heureuse, une femme libérée, celle dont le client finit par tomber amoureux (ce qui la « soigne »), la pute morte, la pute vengeresse.
Filles de joie propose une fin inédite (attention spoiler!) où trois femmes enterrent un corps d’hommes durant une nuit pluvieuse, pour se retrouve apaisées au lever du jour, à boire tranquillement un café. Combien de fois a-t-on vu des femmes qui ont recours à la violence non seulement sans être punies, mais en plus dans la joie, celle de commencer une nouvelle vie?
On notera d’ailleurs que la scénariste du film explique que la première et dernière scène du film – où l’on voit donc les trois femmes jeter un corps d’homme dans une fosse à béton – fait écho aux innombrables fictions qui débutent par le meurtre, voire la torture d’un corps de femme, scène inaugurale qui permet de lancer l’action. Sa réponse à la pute morte, en somme.
Cette fin est politique, car la violence est politique. Un groupe de femmes recourt à la violence pour sortir de l’oppression. Comme dans Big Little Lies par exemple.
En général, on a tendance à dépolitiser la violence des femmes, sensées être douces, ou sous l’influence des hommes, à en faire une violence défensive. Mais ici, la violence leur offre une capacité d’action. Elle est leur moyen de survivre.
On notera par ailleurs que si l’on voit de temps en temps une femme violente, ce qui reste vraiment tabou, c’est la représentation de la violence collective, la violence en groupe des femmes, qui rappellent celle des Amazones. Ici, on a un groupe de femmes qui a réfléchi, qui a prémédité la violence, qui porte un dissous collectif, comme c’est le cas de #metoo d’ailleurs.
Ces trois femmes font le même métier, subissent une domination quotidienne, des violences sociétales et intimes. On n’est pas loin de la forme du « rape and revenge », mais plus du point de vue de l’agresseur pourchassé, mais du point de vue de l’héroïne vengeresse, illustrée récemment bien que de façon très différente par Promising Youg Woman ou I May Destroy You.
Des films où les femmes sont violentes non pas parce qu’elles sont folles, mais parce qu’elles sont lucides.
Cette représentation de femmes capables de se défendre physiquement, qui choisissent la violence pour survivre dans un monde patriarcal est subversive et révolutionnaire.
En conclusion? Chacun à leur manière, ces trois films retravaillent des stéréotypes de façon nouvelle, et font bouger les lignes pour renouveler nos imaginaires.